vendredi, novembre 24, 2006

Correspondance avec Nat (part 2)

Chère Hoda,
J'ai tellement sommeil, j'ai envie de sombrer dans une léthargie de cent ans de laquelle me réveillera un baiser prometteur de la naissance d'une nation, où un jour mes enfants vivront en paix.
J'ai sommeil et pourtant j'essaie de lutter contre cette torpeur qui menace tout un peuple, mon peuple. Ca fait depuis mardi, depuis l'annonce funeste que le pays a sombré dans une hébétude et un flot de paroles. Tout le monde veut dire son désarroi, tout le monde veut exprimer sa colère, tout le monde a peur. Qui sait à qui le tour la prochaine fois?
Moi aussi je dois écrire, je m'efforce de le faire de peur d'oublier. La feuille blanche ne me fera pas peur….. Elle ne peut pas rester blanche devant les milliers de femmes en deuil qui défilent.
Encore un crime, mais quel crime!
Un ancien président de la république pleure son fils assassiné par rafales. A la radio la voix de Fayrouz qui chante Beyrouth en alternance avec des sonates, des requiems et des fantaisies diffusés sans distinction.
"Nous n'oublierons jamais", affichent des pancartes sur tout le territoire libanais, mêlant absurdement les photos des morts, de nos désormais six martyrs, et celles des "martyrs vivants" comme on appelle les victimes ayant survécu aux attentats.
Ailleurs des slogans: "Pierre vit en nous", "Bachir vit en nous".
Aucune distinction entre la vie et la mort, nous sommes tous morts-vivants, en attendant l'attentat qui nous visera directement ou par ricochet.
Dans ma chambre, toujours sous le regard bienveillant de Samir Kassir, je m'efforce d'écrire. Ne pas céder à la tentation de tout lâcher et de prendre le premier avion pour Paris. De Paris, la guerre de juillet avait un goût amer, quel parfum a l'assassinat de Pierre Gemmayel vu de la Place de la Sorbonne?
Du plus loin que je me souvienne, même quand un militaire mégalomane tenait les commandes du pays, le défilé du 22 novembre était l'occasion de saluer le drapeau.
22 novembre 2006, c'est à Bickfaya qu'on salue un ministre
Le lendemain, une place des martyrs qui grouille de drapeaux, et puis le cercueil qu'on porte sur les paumes, sous les applaudissements de la foule.
Qui applaudit-on? Le martyr dont la mort aura été son ultime performance, les assassins lâches qu'on ne craint plus, la résilience d'un peuple ou la mort qu'on a su apprivoiser et intégrer dans notre quotidien comme un devoir du citoyen au même titre que le vote, ou les impôts?
Des "nous n'oublierons jamais" partout, scandés de tous.
Quelques heures plus tard, la place se vide de tout, et ses martyrs restent seuls, devant eux, Beyrouth sept fois reconstruite, derrière eux, la mer, "mille fois recommencée".
Combien de fois depuis le 14 février 2005, ces martyrs ont-ils vu la même scène, celle de la foule qui remplit la place, pleure, et se disperse? Cette même place qui a vu la mise à mort des héros qui lui ont légué son nom, cette même place qui a assisté à toute la guerre civile et qui compte à rebours le début de la prochaine.
Devant cette place qui se vide, j'ai mal. Je me découvre un organe que je m'ignorais, et qui me fait horriblement mal, mon humanité. Comment ce crime peut-il être inhumain s'il fut accompli par des humains? Comment les erreurs de l'Histoire peuvent-elles être plus nombreuses que les actes héroïques?
Pathétique est la représentation de la souffrance, dramatique l'attente anxieuse d'une issue, tragique la lutte contre une transcendance écrasante quel que soit le nom qu'on lui donne. Tragique est notre Histoire, dont les acteurs sont "des clowns lyriques"
"Sallem 3a bachir" disait une banderole. "sallem 3a rafiq w bassel w samir w georges w gebran" disait le Premier Ministre dans un discours dont l'Histoire retiendra la sensibilité et la pertinence. Laissez nos morts tranquilles. Non, ne passe pas le bonjour à nos héros, ne leur donne surtout pas de nos nouvelles, nous n'avons encore rien accompli, ils auront l'impression d'être morts pour rien, c'est-à-dire pour nous.
Chère Hoda,
Je m'efforce de t'écrire en regardant la rediffusion sur TV5 du journal de 20h de la deux. Philippe Noiret est mort, un symbole du cinéma français. Il est mort qu'importe, il a vécu.
Je me dis, absurdement que notre plus grand combat doit être le droit de mourir de vieillesse.
Prends soin de toi et de tous nos camarades.
p.s. Dis à Ziad de ne pas venir au Liban en ce moment, je n'ai pas envie de l'envelopper du drapeau

2 Comments:

Blogger Jez said...

Hoda,
check ton gmail please.
Je pense très fort à vous deux et à tous les autres.

terrorismnews.blogspot.com

10:14 AM  
Blogger Hoda said...

merci jay... so much.
j'ai fait un check et une reponse t'attend sur gmail.
bisous

11:53 PM  

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