PESSOA (extrait 1)
Rien ne m’attache a rien.
J’ai envie de cinquante choses en même temps.
Avec une angoisse de faim charnelle
J’aspire à un je ne sais quoi
De façon bien définie à l’indéfini…
Je dors inquiet, je vis dans l’état de rêve anxieux
Du dormeur inquiet, qui rêve à demi.
On a fermé sur moi toutes les portes abstraites et nécessaires,
On a tiré les rideaux de toutes les hypothèses que j’aurais pu voir dans la rue,
Il n’y a pas, dans celle que j’ai trouvée, le numéro qu’on m’avait indiqué.
Je me suis éveillé à la même vie pour laquelle je m’étais endormi.
Il n’est jusqu’aux armes que j’avais vues en songe qui n’aient été mises en déroute.
Il n’est jusqu'à mes songes qui ne se soient sentis faux
Dans l’instant où ils étaient rêves.
Il n’est jusqu'à la vie de mes voeuxmême cette vie làdont je ne sois saturé.
Je comprends par à coups ;
J’écris dans les entre-deux de la lassitude,
Et c’est le spleen du spleen qui me rejette sur la grève.
Je ne sais quel avenir ou quel destin relève de mon angoisse sans gouvernail ;
Je ne sais quelles îles de l’impossible Sud attendent mon naufrage,
Ou quelle palmeraies de littérature me donneront au moins un vers.
Non, je ne sais rien de cela, ni d’autre chose, ni de rien…
Et, au fond de mon esprit, où rêve ce que j’ai rêvé,
Dans les champs ultimes de l’âme, ou sans cause je me remémore
(Et le passé est un brouillard naturel de larmes fausses),
Par les chemins et les pistes des forets lointaines
Où je me suis imaginé présent,
S’enfuient taillées en pièces, derniers vestiges
De l’illusion finale,
Mes armées de songe, défaites sans avoir été,
Mes cohortes incréées, en Dieu démantelées. (...)
Poesies d’Alvaro de Campos
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